Spencer O’Maley termina sa cigarette et se dirigea vers la porte d’entrée du Shenanigans. S’arrêtant devant les marches, il prit le temps de se concentrer avant d’entamer la montée. La fois précédente, voulant aller trop vite, il avait percuté Mara, la petite amie de Big John. Malgré son passé militaire et son expérience du combat, cela lui avait valu un nez en chou-fleur et des côtes douloureuses. Posant sa main droite sur le mur, Spencer monta les marches une à une, lentement mais sûrement. Du haut de son tabouret, à gauche de la porte, la grosse Mara attendait le moindre faux pas.
« T’avise pas de me rentrer dedans, espèce de poivreau !
- Fais pas chier, Mara.
- La dernière fois, mon nez m’a fait mal pendant deux jours.
- Etonnant, vu que c’est ton épaule que j’ai touchée. »
Arrivé à l’embrasure de la porte, Spencer se tourna vers celle que la plupart des habitants de Holmhurst appelaient l’Apachyderme, en référence à ses origines amérindiennes, bien qu’elle fût issue de la tribu Chinook. « Bonne continuation, ma belle », dit-il. Mara leva un gros poing couleur caramel d’où émergea un majeur boudiné.
Une fois dans le bar, Spencer tituba jusqu’au comptoir et retrouva Rick. Ce dernier recoiffait ses cheveux d’une main encore graisseuse des ailes de poulets qu’il venait de terminer.
« Ma bière était remplie aux deux tiers quand je suis parti fumer.
- Je crois pas, non.
- Je m’en fous de ce que tu crois, Ricky. Ma bière était remplie aux deux tiers, et là y’en a plus qu’un.
- Spence, ayant fait le serment d’Hippocrate, il est de mon devoir de te venir en aide. Mon diagnostic est sans appel : tu affiches les premiers symptômes d’Alzheimer.
- En tant qu’ancien marine, je me dois de t’avertir que, si tu paies pas la prochaine tournée, tu te prends mon poing dans la tronche.
- Ça me semble être un argument valable. La même chose ?
- Ouais. »
Spencer termina son verre cul sec, tandis que Rick fit claquer ses longs doigts et siffla Sally-May. La barmaid arriva quelques secondes plus tard et prit la commande.
Alors que les deux compères allaient trinquer, Julie fit son apparition dans le petit coin qui lui avait été réservé. Elle prit place sur le tabouret de bois branlant et ajusta la hauteur de son micro. Sa robe bleu roi laissait deviner des formes généreuses, malgré une poitrine modeste. Une fois qu’elle eût testé le retour de sa guitare, elle entama son set avec une version plus folk et légèrement plus lente du ‘Death Letter blues’ de Son House. Sa voix fluette de blanche ne faisait pas injure au style original de la chanson. Au rythme incantatoire des basses claquantes, Julie opposait la légèreté de son timbre. Elle poursuivit avec ‘Nobody knows when you’re down and out’ de Bessie Smith, ‘Crow Jane’ de Skip James, et ‘Prove it on me blues’ de Ma Rainey. Spencer balada son regard sur la salle. La plupart des clients avaient les yeux rivés sur la chanteuse. Toutes les conversations avaient cessé, à l’exception de celle que tenaient Stanley McInnis et sa bande. Un sourire tordu se dessinait en dessous de la barbe rousse de Stanley, qui tirait distraitement sur la grosse boucle en argent aux motifs celtiques qu’il portait à l’oreille droite. Spencer fixa les deux huits tatoués sur la nuque de McInnis, et son visage se figea dans une grimace dégoûtée. Huit, comme la huitième lettre de l’alphabet. Deux huits successifs, comme deux H côte-à-côte. Heil Hitler.
Il tourna la tête vers Julie. Cachée derrière sa guitare, elle lui rappelait Aggie. Sa voix traçait des volutes dans l’air, auxquelles toutes les têtes de l’assistance s’accrochaient, bougeant de manière erratique, comme portées par des vagues.
« Qu’est-ce que tu sais d’elle, Ricky ?
- Elle est nouvelle dans le coin, et elle est en bonne santé.
- Comment tu sais ça ?
- Elle est toujours pas passée à mon cabinet.
- Ah. Ouais. »
Rick fixa son ami.
« Qu’est-ce qu’il y a ?
- Spencer O’Maley serait-il en train d’oublier Miss Agatha Green ?
- Ta gueule. »
Ils furent interrompus par un cri de singe au milieu de la salle. « Arrête-donc cette saloperie de musique de nègre, poufiasse ! ». La mâchoire de Spencer grinça, presque au point d’en faire rompre ses dents. Rick lui saisit l’avant-bras et articula lentement : « Du calme, mec. Elle a pas besoin d’un chevalier servent ». Trop tard.
Spencer se jeta dans la foule comme une furie, les yeux rivés sur Stanley. Ce dernier l’attendait, bas sur ses appuis, poings levés, son bec de lièvre figé dans un sourire difforme. Spencer ralentit à un mètre de son adversaire et passa en fausse garde, le pied droit en avant. Il envoya un jab rapide en direction de la pommette gauche de McInnis. Le rouquin leva le bras gauche et baissa légèrement le droit, laissant une partie de son visage à découvert. Spencer balança alors son autre main vers l’oreille du Klansman, saisit la boucle aux motifs celtiques entre son pouce et son index et tira un coup sec. Le lobe du responsable de la Klavern de Holmhurst explosa, libérant la boucle d’oreille et – par la même occasion – l’équivalent d’une pinte de sang. Une flaque se forma à ses pieds, nourrie par le flux continu coulant de l’oreille en lambeaux. McInnis baissa légèrement sa tête et pressa une main sur la plaie pour stopper l’hémorragie. Spencer en profita pour porter le coup de grâce : il verrouilla ses mains derrière le cou de Stanley, l’empêchant ainsi de se relever, et provoqua la rencontre soudaine entre sa rotule et le nez du Klansman. Toute la salle grimaça - y compris les autres membres du Klan - au son de pot de yaourt explosé qui accompagna la fracture du nez de Stanley. L’homme tomba au sol, KO à la première reprise. O’Maley, leva la tête vers les autres membres du groupe et les défia du regard, un par un. Julie avait arrêté de chanter ; la salle était silencieuse.
Big John fit son entrée. « Bon Dieu, mais c’est quoi ce merdier ?! » Il approcha de Spencer, le fixa un temps, puis regarda Stanley, toujours au sol. « Relevez-le et dégagez d’ici », siffla-t-il au Klansman le plus proche. Les quatre hommes qui accompagnaient McInnis le relevèrent et sortirent du Shenanigans. Big John cria à Julie de reprendre. Une fois qu’elle se fut exécutée, le maori se tourna vers Spencer et le pris par le bras. « Crois-moi, Spence, je déteste ces types tout autant que toi. Mais évite quand même de te les mettre à dos. » On racontait dans toute la ville que John avait déjà combattu un bison. Et qu’il avait gagné. Aussi, de la part d’un type comme lui, ce conseil n’était pas à prendre à la légère. Spencer posa une main sur l’épaule du géant, puis retourna à sa place.
« T’es content de toi ?, demanda Rick.
- Commande une tournée et lâche-moi deux secondes »
Le reste du concert se déroula dans le silence. De temps à autre, un client du Shenanigans jetait un œil apeuré en direction de Spencer. Celui-ci, quelque peu agacé par tous ces regards en coin, décida de sortir fumer une cigarette. L’adrénaline avait atténué les effets de l’alcool, et son cœur faisait encore du tamtam dans sa poitrine. Alors qu’il venait de passer la porte, il entendit Mara dans son dos.
« Hé, O’Maley !
- Qu’est-ce qu’il y a ? Tu vas t’y mettre aussi ?
- Du calme, mec, je voulais juste te proposer une clope. »
Mara sortit un paquet de sa poche et présenta une cigarette au marine, un début de sourire se formant à la commissure gauche de ses lèvres. Gêné, Spencer approcha lentement sa main, pris la cigarette et l’alluma, puis remercia l’Apachyderme d’un hochement de tête. Puis, il descendit les escaliers. Le sol lui collait aux pieds. Il avait plu. Les pins en avaient profité pour dégager leur parfum rond et boisé. Ne voulant pas rentrer dans le bar, Spencer alluma une seconde cigarette. Puis une autre, et encore une autre, jusqu’à ce que les clients sortent un par un et regagnent leurs voitures. Au bout d’un moment, Rick passa la porte et s’approcha de son ami.
« J’ai réglé les trois dernières tournées.
- Je paierai les prochaines.
- Tu veux que je te raccompagne ?
- Non.
- Ecoute, mec, ça me rassurerait si…
- Rick… Je peux rentrer chez moi tout seul. »
Richard Stenson se tût et regarda ses pieds. Il leva les yeux vers Spencer, puis tendit sa main. Spencer la saisit et la serra. « Fais attention à toi, imbécile », lui dit Rick. Puis, le médecin se tourna et partit vers sa Mustang bleue, seule possession à laquelle il tenait et qu’il avait héritée de son père.
Quand il n’y eût plus de clients, les employés du Shenanigans commencèrent à rentrer chez eux. Spencer se tenait toujours devant le bar. Ses yeux piquaient de fatigue. Il devait être trois heures du matin. Une main sortit de la pénombre, derrière l’ancien marine, et se posa délicatement sur son épaule. Spencer se tourna lentement et vit Julie. Elle portait un gilet gris au-dessus de sa robe bleue, et tenait dans sa main droite l’épais étui de sa guitare. D’un signe de la main, elle lui demanda du feu. Il sortit son briquet de sa poche, le fit tomber dans la boue, puis le ramassa, alluma la cigarette de la chanteuse et le replaça dans sa poche, encore couvert de terre.
« Merci pour tout à l’heure.
- Y’a pas de quoi, répondit-il dans un sourire hébété.
- Voilà mon carrosse. »
Un pick-up rouillé venait de se garer dans le terrain vague qui faisait office de parking. Au volant, une jeune femme à la coupe garçonne et aux cheveux décolorés. Ses bras étaient recouverts de tatouages. Julie fit un signe de la main au héros du soir et partit vers le véhicule. Arrivée à la fenêtre du conducteur, elle passa la tête à l’intérieur de l’habitacle et embrassa langoureusement la conductrice. Enfin, elle mit sa guitare dans la benne de la camionnette et pris place sur le siège passager. Le pick-up démarra, ses phares déchirant la nuit, puis disparut dans la forêt de pins qui bordait la ville.
Spencer se dirigea vers sa voiture, la seule qui restait. En s’en approchant, il se rendit compte que ses pneus avaient été crevés. Il souffla un grand coup et sortit son paquet de cigarettes de sa poche. Vide. Spencer le broya, le jeta, puis commença à marcher. Alors qu’il avançait sur la route 202, il se mit à pleuvoir. Spencer sourit. Pour tous ceux qui vivent il y a de l’espérance ; et même un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort, disait le Livre. Et il disait vrai.