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Les nouvelles de Kid Watts

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27 juin 2011

Brigitte la dragonne

« Poursuivez, Francis. »

Je me racle la gorge, et je reprends.

« Donc, je sors de la caverne et le dragon me poursuit. Je cours, je cours, et j’arrive dans une plaine. Les herbes sont hautes ; ça me ralentit. Le dragon prend de l’altitude et se met à uriner. Je lève les bras pour me protéger. »

Je tousse un coup. Dans le bureau de la psy, ça sent toujours l’eucalyptus ou les huiles essentielles. Au bout d’un moment, ça prend un peu le nez.

« En fait, l’urine de dragon, c’est pas chaud. C’est froid. Très très froid. En me tombant dessus, ça me glace les mains. Je me les frotte, mais elles se cassent. Du coup, je me retrouve sans mains. »

Madame Von Lichtenstein ne dit rien. Elle me regarde avec ses grandes billes, derrière les gros carreaux carrés bordés de noir qui lui servent de lunettes. Elle me fait un signe de la tête que je ne comprends pas vraiment. Du coup je me remets à parler.

« Sans mes mains, je sais pas trop quoi faire. Je panique un peu. Sans m’en rendre compte, je ralentis. Et là, le dragon fait un piqué et me fonce dessus. Et… Ben… et…

-   Et ?

-   Bah le dragon, c’est pas un dragon.

-   Ah ?

-   Oui.

-   Qu’est-ce que c’est, alors ?

-   Une dragonne.

-   Ah. »

Je me gratte le cuir chevelu. Je me sens les doigts. Il faut que je me lave les cheveux. Je regarde les boucles blondes décolorées qui forment une sorte d’afro sur la tête de Madame Von Lichtenstein. On dirait de la choucroute. Mais ça a l’air d’être propre.

« Continuez.

-   Oui, pardon. Donc, en fait, la dragonne me plaque au sol.

-   

-   Et elle me force à coucher avec elle. »

Là, ça tique dans les yeux de la psy. Ses sourcils se lèvent puis redescendent dans la foulée. Elle revient en mode robot.

« Sur une de ses mamelles, il a le nom ‘Brigitte’ tatoué. J’ai pas envie de coucher avec elle, mais j’ai quand même une érection. C’est bizarre. Puis je suis nu comme un ver. »

Madame Von Lichtenstein me fixe. Je ne sais pas si elle imprime ce que je suis en train de lui raconter. Elle a toujours son carnet sur les genoux, mais elle ne note rien.

« Son vagin est énorme et un magma rougeâtre et purulent en sort. Il y a aussi de la fumée. On commence à… Bref, on commence, quoi. Et là, mon sexe me brûle. Et mon ventre aussi. Et les deux explosent. Je me retrouve coupé en trois, mais toujours vivant. D’un côté, il y a ma tête, qui est toujours fixée sur mon tronc, avec mes bras. Un peu plus loin, je vois ma jambe gauche. Puis, encore plus loin, la droite. Et puis la dragonne avance sa gueule vers mon visage, elle me fait un gros bisou gluant sur le front, et me dit ‘Au revoir Francis. A la semaine prochaine, et bon courage’. »

Elle regarde l’horloge et me dit : « On va s’arrêter là pour aujourd’hui, Francis. » Je prends mon portefeuille Mont Blanc, celui que Maman m’avait acheté pour mes vingt ans, et j’en sors le billet de cinquante que j’avais retiré à la banque avant de venir. Il est tout lisse, tout plat, parfait. Je le tends à Madame Von Lichtenstein. Elle s’en saisit et me donne un post-it rose fluo avec la date et l’heure de notre prochaine séance. On se lève en même temps. Je passe devant elle et je sors du bureau. Je m’arrête devant la porte d’entrée. Elle me l’ouvre, me serre la main, et me dit : « Au revoir Francis. A la semaine prochaine, et bon courage. ». Je pouffe de rire, et je m’engage dans le couloir. Dans mon dos, je l’entends pousser un grand soupir.

Je prends l’ascenseur. Arrivé dans le hall d’entrée, je sors mon paquet de cigarettes. J’en allume une en quittant l’immeuble. Une fois dans la rue, je me retourne vers le bâtiment tout gris. Il y a une plaque dorée, à droite de la grande porte d’entrée en bois peint. Dessus, gravé en noir : ‘Brigitte VON LICHTENSTEIN, Docteur en Psychologie, Psychologue - Psychothérapeute’.

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20 juin 2011

Sucker punch blues

Spencer O’Maley termina sa cigarette et se dirigea vers la porte d’entrée du Shenanigans. S’arrêtant devant les marches, il prit le temps de se concentrer avant d’entamer la montée. La fois précédente, voulant aller trop vite, il avait percuté Mara, la petite amie de Big John. Malgré son passé militaire et son expérience du combat, cela lui avait valu un nez en chou-fleur et des côtes douloureuses. Posant sa main droite sur le mur, Spencer monta les marches une à une, lentement mais sûrement. Du haut de son tabouret, à gauche de la porte, la grosse Mara attendait le moindre faux pas.

« T’avise pas de me rentrer dedans, espèce de poivreau !

-          Fais pas chier, Mara.

-          La dernière fois, mon nez m’a fait mal pendant deux jours.

-          Etonnant, vu que c’est ton épaule que j’ai touchée. »

Arrivé à l’embrasure de la porte, Spencer se tourna vers celle que la plupart des habitants de Holmhurst appelaient l’Apachyderme, en référence à ses origines amérindiennes, bien qu’elle fût issue de la tribu Chinook. « Bonne continuation, ma belle », dit-il. Mara leva un gros poing couleur caramel d’où émergea un majeur boudiné.

Une fois dans le bar, Spencer tituba jusqu’au comptoir et retrouva Rick. Ce dernier recoiffait ses cheveux d’une main encore graisseuse des ailes de poulets qu’il venait de terminer.

« Ma bière était remplie aux deux tiers quand je suis parti fumer.

-          Je crois pas, non.

-          Je m’en fous de ce que tu crois, Ricky. Ma bière était remplie aux deux tiers, et là y’en a plus qu’un.

-          Spence, ayant fait le serment d’Hippocrate, il est de mon devoir de te venir en aide. Mon diagnostic est sans appel : tu affiches les premiers symptômes d’Alzheimer.

-          En tant qu’ancien marine, je me dois de t’avertir que, si tu paies pas la prochaine tournée, tu te prends mon poing dans la tronche.

-          Ça me semble être un argument valable. La même chose ?

-          Ouais. »

Spencer termina son verre cul sec, tandis que Rick fit claquer ses longs doigts et siffla Sally-May. La barmaid arriva quelques secondes plus tard et prit la commande.

     Alors que les deux compères allaient trinquer, Julie fit son apparition dans le petit coin qui lui avait été réservé. Elle prit place sur le tabouret de bois branlant et ajusta la hauteur de son micro. Sa robe bleu roi laissait deviner des formes généreuses, malgré une poitrine modeste. Une fois qu’elle eût testé le retour de sa guitare, elle entama son set avec une version plus folk et légèrement plus lente du ‘Death Letter blues’ de Son House. Sa voix fluette de blanche ne faisait pas injure au style original de la chanson. Au rythme incantatoire des basses claquantes, Julie opposait la légèreté de son timbre. Elle poursuivit avec ‘Nobody knows when you’re down and out’ de Bessie Smith, ‘Crow Jane’ de Skip James, et ‘Prove it on me blues’ de Ma Rainey. Spencer balada son regard sur la salle. La plupart des clients avaient les yeux rivés sur la chanteuse. Toutes les conversations avaient cessé, à l’exception de celle que tenaient Stanley McInnis et sa bande. Un sourire tordu se dessinait en dessous de la barbe rousse de Stanley, qui tirait distraitement sur la grosse boucle en argent aux motifs celtiques qu’il portait à l’oreille droite. Spencer fixa les deux huits tatoués sur la nuque de McInnis, et son visage se figea dans une grimace dégoûtée. Huit, comme la huitième lettre de l’alphabet. Deux huits successifs, comme deux H côte-à-côte. Heil Hitler.

Il tourna la tête vers Julie. Cachée derrière sa guitare, elle lui rappelait Aggie. Sa voix traçait des volutes dans l’air, auxquelles toutes les têtes de l’assistance s’accrochaient, bougeant de manière erratique, comme portées par des vagues.

« Qu’est-ce que tu sais d’elle, Ricky ?

-          Elle est nouvelle dans le coin, et elle est en bonne santé.

-          Comment tu sais ça ?

-          Elle est toujours pas passée à mon cabinet.

-          Ah. Ouais. »

Rick fixa son ami.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

-          Spencer O’Maley serait-il en train d’oublier Miss Agatha Green ?

-          Ta gueule. »

Ils furent interrompus par un cri de singe au milieu de la salle. « Arrête-donc cette saloperie de musique de nègre, poufiasse ! ». La mâchoire de Spencer grinça, presque au point d’en faire rompre ses dents. Rick lui saisit l’avant-bras et articula lentement : « Du calme, mec. Elle a pas besoin d’un chevalier servent ». Trop tard.

Spencer se jeta dans la foule comme une furie, les yeux rivés sur Stanley. Ce dernier l’attendait, bas sur ses appuis, poings levés, son bec de lièvre figé dans un sourire difforme. Spencer ralentit à un mètre de son adversaire et passa en fausse garde, le pied droit en avant. Il envoya un jab rapide en direction de la pommette gauche de McInnis. Le rouquin leva le bras gauche et baissa légèrement le droit, laissant une partie de son visage à découvert. Spencer balança alors son autre main vers l’oreille du Klansman, saisit la boucle aux motifs celtiques entre son pouce et son index et tira un coup sec. Le lobe du responsable de la Klavern de Holmhurst explosa, libérant la boucle d’oreille et – par la même occasion – l’équivalent d’une pinte de sang. Une flaque se forma à ses pieds, nourrie par le flux continu coulant de l’oreille en lambeaux. McInnis baissa légèrement sa tête et pressa une main sur la plaie pour stopper l’hémorragie. Spencer en profita pour porter le coup de grâce : il verrouilla ses mains derrière le cou de Stanley, l’empêchant ainsi de se relever, et provoqua la rencontre soudaine entre sa rotule et le nez du Klansman. Toute la salle grimaça - y compris les autres membres du Klan - au son de pot de yaourt explosé qui accompagna la fracture du nez de Stanley. L’homme tomba au sol, KO à la première reprise. O’Maley, leva la tête vers les autres membres du groupe et les défia du regard, un par un. Julie avait arrêté de chanter ; la salle était silencieuse.

Big John fit son entrée. « Bon Dieu, mais c’est quoi ce merdier ?! » Il approcha de Spencer, le fixa un temps, puis regarda Stanley, toujours au sol. « Relevez-le et dégagez d’ici », siffla-t-il au Klansman le plus proche. Les quatre hommes qui accompagnaient McInnis le relevèrent et sortirent du Shenanigans. Big John cria à Julie de reprendre. Une fois qu’elle se fut exécutée, le maori se tourna vers Spencer et le pris par le bras. « Crois-moi, Spence, je déteste ces types tout autant que toi. Mais évite quand même de te les mettre à dos. » On racontait dans toute la ville que John avait déjà combattu un bison. Et qu’il avait gagné. Aussi, de la part d’un type comme lui, ce conseil n’était pas à prendre à la légère. Spencer posa une main sur l’épaule du géant, puis retourna à sa place.

« T’es content de toi ?, demanda Rick.

-          Commande une tournée et lâche-moi deux secondes »

Le reste du concert se déroula dans le silence. De temps à autre, un client du Shenanigans jetait un œil apeuré en direction de Spencer. Celui-ci, quelque peu agacé par tous ces regards en coin, décida de sortir fumer une cigarette. L’adrénaline avait atténué les effets de l’alcool, et son cœur faisait encore du tamtam dans sa poitrine. Alors qu’il venait de passer la porte, il entendit Mara dans son dos.

« Hé, O’Maley !

-          Qu’est-ce qu’il y a ? Tu vas t’y mettre aussi ?

-          Du calme, mec, je voulais juste te proposer une clope. »

Mara sortit un paquet de sa poche et présenta une cigarette au marine, un début de sourire se formant à la commissure gauche de ses lèvres. Gêné, Spencer approcha lentement sa main, pris la cigarette et l’alluma, puis remercia l’Apachyderme d’un hochement de tête. Puis, il descendit les escaliers. Le sol lui collait aux pieds. Il avait plu. Les pins en avaient profité pour dégager leur parfum rond et boisé. Ne voulant pas rentrer dans le bar, Spencer alluma une seconde cigarette. Puis une autre, et encore une autre, jusqu’à ce que les clients sortent un par un et regagnent leurs voitures. Au bout d’un moment, Rick passa la porte et s’approcha de son ami.

« J’ai réglé les trois dernières tournées.

-          Je paierai les prochaines.

-          Tu veux que je te raccompagne ?

-          Non.

-          Ecoute, mec, ça me rassurerait si…

-          Rick… Je peux rentrer chez moi tout seul. »

Richard Stenson se tût et regarda ses pieds. Il leva les yeux vers Spencer, puis tendit sa main. Spencer la saisit et la serra. « Fais attention à toi, imbécile », lui dit Rick. Puis, le médecin se tourna et partit vers sa Mustang bleue, seule possession à laquelle il tenait et qu’il avait héritée de son père.

     Quand il n’y eût plus de clients, les employés du Shenanigans commencèrent à rentrer chez eux. Spencer se tenait toujours devant le bar. Ses yeux piquaient de fatigue. Il devait être trois heures du matin. Une main sortit de la pénombre, derrière l’ancien marine, et se posa délicatement sur son épaule. Spencer se tourna lentement et vit Julie. Elle portait un gilet gris au-dessus de sa robe bleue, et tenait dans sa main droite l’épais étui de sa guitare. D’un signe de la main, elle lui demanda du feu. Il sortit son briquet de sa poche, le fit tomber dans la boue, puis le ramassa, alluma la cigarette de la chanteuse et le replaça dans sa poche, encore couvert de terre.

« Merci pour tout à l’heure.

-          Y’a pas de quoi, répondit-il dans un sourire hébété.

-          Voilà mon carrosse. »

Un pick-up rouillé venait de se garer dans le terrain vague qui faisait office de parking. Au volant, une jeune femme à la coupe garçonne et aux cheveux décolorés. Ses bras étaient recouverts de tatouages. Julie fit un signe de la main au héros du soir et partit vers le véhicule. Arrivée à la fenêtre du conducteur, elle passa la tête à l’intérieur de l’habitacle et embrassa langoureusement la conductrice. Enfin, elle mit sa guitare dans la benne de la camionnette et pris place sur le siège passager. Le pick-up démarra, ses phares déchirant la nuit, puis disparut dans la forêt de pins qui bordait la ville.

     Spencer se dirigea vers sa voiture, la seule qui restait. En s’en approchant, il se rendit compte que ses pneus avaient été crevés. Il souffla un grand coup et sortit son paquet de cigarettes de sa poche. Vide. Spencer le broya, le jeta, puis commença à marcher. Alors qu’il avançait sur la route 202, il se mit à pleuvoir. Spencer sourit. Pour tous ceux qui vivent il y a de l’espérance ; et même un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort, disait le Livre. Et il disait vrai.

10 juin 2011

Le Papillon

Lentement, Clarice se sortit des couvertures et se leva. Dans la pénombre, elle chercha sa lampe de chevet. Sa main sonda la table ; elle fit tomber le vieux réveil que sa grand-mère lui avait donné. Les doigts de Clarice caressèrent le bois poussiéreux jusqu’à qu’elle sente la texture tiède et lisse du plastique de l’interrupteur. Clic. La pièce reprit forme.

Clarice redressa le réveil. Il indiquait trois heures du matin. Elle se frotta les yeux. Dans un coin de la chambre se trouvait le sac qu’elle avait paqueté avec Matthieu la veille. Son regard se porta vers la fenêtre. La lune était rousse. Elle sortit la lampe de poche du tiroir de la table de chevet, ouvrit la porte et s’avança lentement dans le couloir, sur la pointe des pieds. Le parquet grinçait. La jeune fille emprunta les escaliers et descendit vers le salon. Une fois en bas, elle alluma la lampe et balada le halo sur la grande bibliothèque. Elle s’arrêta sur l’étage des photos. Dans un premier cadre, ses parents, quinze, vingt ans plus jeunes, s’embrassaient. Dans un autre, sa sœur Eléonore posait avec son fiancé. Elle était si belle. Clarice s’approcha de la photo et sourit. Voilà ce qu’elle avait failli devenir. Elle se rendit dans la cuisine, où elle remplit la bouilloire d’eau, et la théière de tisane au roïbo. Elle aimait son goût vanillé. Une fois l’eau chauffée, Clarice la versa dans la théière et se servit une tasse. En attendant que la tisane refroidisse, elle passa la cuisine en revue : les vieilles casseroles en cuivre, les carreaux à motifs, le cendrier de son père… Elle souffla sur la tasse et but une première gorgée qui lui brûla la langue.

Le grand départ approchait. Matthieu avait tout organisé. Il avait fait réviser le vieux van Volkswagen orange et blanc de ses parents, celui dans lequel il avait été conçu. Son père était fier de le lui léguer. Clarice se souvint que, sur le ton de la blague, Roger leur avait dit que le tacot accroissait la fertilité. Matthieu avait ri de bon cœur. Elle, en revanche, avait ri jaune. Clarice ne voulait pas d’enfant. Matthieu pensait qu’il ne s’agissait que d’une phase. Comme si les femmes devaient toutes répondre au lourd tic-tac de l’horloge biologique.

Clarice termina sa tisane, se versa une deuxième tasse, et vida le reste de la théière dans l’évier en granit orange. Elle repassa par le salon, où elle marqua une dernière pause devant les photos de sa jumelle et son futur mari, puis remonta les escaliers. Elle fit un détour par l’ancienne chambre d’Eléonore. Ses parents y avaient installé un tapis de course et une machine de musculation que personne n’utilisait. De retour dans sa chambre, Clarice ouvrit le sac de voyage et en sortit sa jupe noire et sa jolie chemise en toile bleue, celle que Matthieu lui avait offert pour son anniversaire. Elle but une nouvelle gorgée de tisane, posa la tasse sur son bureau et prit une petite culotte et un soutien-gorge, puis se rendit en silence à la salle de bain.

Une fois la porte fermée et verrouillée, Clarice fit couler le robinet et passa un gant de toilette sous l’eau tiède. Elle frotta un pain de savon contre la surface rugueuse du gant, puis se lava le visage. Elle se rinça, se sécha, puis perça un bouton qui avait blanchi quelques centimètres en dessous de sa lèvre. Une fois qu’elle se fut habillée et qu’elle eût brossé ses dents, Clarice se saisit du flacon de khôl de sa mère et se maquilla les yeux. Quand elle eut terminé de se noircir les paupières, elle s’amusa à faire des points sur ses pattes d’oies. Enfin, elle coiffa ses boucles auburn en queue de cheval et retourna dans sa chambre, où elle plaça une chaise en plein milieu de la pièce, en dessous du ventilateur.

Il était six heures et demie quand Gérard se leva. Il descendit à la cuisine. Il ouvrit le placard à gauche de la hotte et en sortit la cafetière italienne. Il prit une cuillère en plastique, ouvrit le bocal de café – à côté de celui de la cannelle – y plongea la cuillère et en préleva un petit tas de poudre marron qu’il plaça dans l’étage supérieur de la cafetière. Au moment de remplir le réservoir d’eau, il se rendit compte que quelqu’un avait sorti la théière. Il se demanda si Jacqueline s’était levée et avait fait une nouvelle crise d’insomnie. Enfin, il alluma la plaque de la cuisinière à l’aide d’une longue allumette, y posa la cafetière, et en profita pour allumer une cigarette.

Alors que Gérard sirotait une deuxième tasse de café en lisant le France Football du mardi, la sonnette se fit entendre. Il se leva et se dirigea vers la porte. Avant d’ouvrir, il marqua un temps, se demandant si Jacqueline approuverait qu’il accueille un visiteur en pyjama, puis ouvrit. Matthieu lui fit un grand sourire et lui serra la main.

« Clarice est réveillée ?

-   A cette heure, sûrement pas. Tu veux un café ?

-   Avec plaisir. Il faut pas qu’on tarde trop, par contre. Si on veut être à Berlin en début de soirée, on doit partir tôt. Je lui avais demandé de mettre son réveil à cinq heures.

-   Tu iras la réveiller quand tu auras fini ta tasse.

-   Pas de souci, chef ! »

Les deux hommes partagèrent leur café en silence. Quand il eut terminé, Matthieu fit un signe de la main à Gérard et prit le chemin de la chambre de Clarice.

Quelques secondes plus tard, Gérard lisait le journal des transferts quand il entendit un cri au premier étage. Son gendre hurlait. Gérard quitta le café, le foot, et avala les mètres qui le séparaient de la chambre de sa fille. Arrivé dans l’entrebâillement de la porte, il vit son gendre, au milieu de la pièce, en train de porter sa fille par les jambes. Jacqueline arriva à la hâte, derrière lui, quelques secondes plus tard, les cheveux mouillés par la douche, le corps enroulé dans une serviette vert pomme. Elle se laissa tomber sur les genoux, les deux mains sur la bouche. Du ventilateur de la chambre de Clarice pendait une corde. Du bout de la corde pendait Clarice. Sur la fenêtre embuée par la rosée du matin, d’où, quelques heures plus tôt, la jeune fille observait la lune, on pouvait voir un papillon dessiné. Un peu plus bas, les mots « Au revoir ». 

 

8 juin 2011

Red Dumplings

Ernesto quitta l’hôtel peu après trois heures du matin, en expliquant bien à Sanjeet que le client de la 407 avait prévenu qu’il arriverait dans les environs de cinq heures. Il descendit Kingsway jusqu’à la douzième rue, puis avança vers Main. Bien qu’Alicia lui eût demandé de rentrer directement à la maison après son service, Ernesto comptait passer au restaurant chinois ouvert toute la nuit. L’idée de manger l’assiette de légumes verts bouillis qu’avait dû lui laisser sa femme ne le tentait pas trop, cholestérol ou pas. Il avait découvert la gastronomie chinoise en arrivant à Vancouver et en était tombé amoureux, notamment de ces raviolis à la viande et à la pâte de riz plongés dans le bouillon, les dumplings. C’était son péché mignon. Et, bien qu’Alicia avait raison (elle avait toujours raison), il préférait faire un pas de plus vers la tombe en mangeant un peu gras et en prenant du plaisir, plutôt que de se coucher le ventre plein d’haricots verts. La vie était trop courte ; il avait pu le constater dans son Mexique natal.

     En arrivant chez Ming, Ernesto prit sa place habituelle et salua de la tête le client assis à sa gauche. Un jeune serveur arriva sous peu, lui versa du thé vert dans une tasse maronnasse, puis prit sa commande sans même lui fournir de carte. En attendant son plat, Ernesto entama la lecture du journal de la veille. L’affaire du fermier tueur de prostituées avait avancé. La police avait trouvé des restes humains dans l’enclos des cochons. En parallèle, on annonçait le retour du soleil dans la page météo, tandis que, dans la section faits divers, un journaliste faisait état du regain de violence dans les guerres de gangs qui minaient les communautés d’immigrés dans les banlieues. Ernesto ricana. Comparé à ce qu’il avait pu voir dans le nord du Mexique, tout cela lui paraissait bien fade. Alors qu’il se levait pour aller aux toilettes, il pensa au pays, à Daniel, et à son ancienne maison. Il poussa la porte des cabinets, se plaça en face de la cuvette, déboutonna sa braguette, et attendit que sa prostate veuille bien le laisser procéder à une fonction physiologique élémentaire. Il dû attendre au moins cinq minutes avant que cette dernière ne cède, puis se rhabilla, se lava les mains, et retourna en salle.

     Son bol avait été servi. Machinalement, il attrapa la cuillère posée à gauche du bol et la trempa dans la soupe pour attraper un ravioli. Se faisant, il remarqua des morceaux de gelée rosâtre flottant dans le bouillon. Ce dernier était, d’ailleurs, plus foncé que d’accoutumée. D’habitude d’un marron passé, il tendait aujourd’hui vers le rouge foncé. Ernesto leva la tête vers le comptoir, à droite, où se trouvait d’habitude le serveur, mais n’y vit personne. Le jeune homme devait être en cuisine, derrière le rideau de perles en plastique fluo. Il baissa à nouveau les yeux vers la soupe, puis porta son regard sur son voisin. L’homme était affalé sur la table, les deux bras loin devant lui. Il avait un gros trou sur un côté de la tête, et son visage était plongé dans son épaule droite. Il y avait des éclaboussures écarlates sur le bout de la table et sur le sol. Ernesto regarda sa propre table. Les tâches se prolongeaient jusque sur le côté du bol. Il tourna la main dans laquelle il tenait la cuillère et l’ouvrit. Elle était rouge, elle aussi. Les yeux embués, le diaphragme bloqué, Ernesto revit Durango, sa maison en feu et Daniel, face contre terre, plongé dans une mare de sang qui s’étendait, s’étendait, et s’étendait encore. A sa droite, il entendit le bruit du rideau de perles. Lentement, il pivota sur son siège. Un homme encagoulé pointait vers lui un revolver dont le canon était prolongé par un tube noir, long et épais. La mâchoire d’Ernesto se crispa. Il pensa à Alicia, à l’assiette d’haricots verts.

Alors qu’il traversait Main sur son vélo, allant de poubelle en poubelle à la recherche de mégots de cigarettes encore fumables et de restes de nourriture, Sally entendit un bruit sourd. Il s’arrêta quelques secondes, et tourna lentement la tête. Le restaurant chinois était encore ouvert. Il se hâta de redémarrer et s’engouffra dans la première rue à droite. La curiosité était un vilain défaut dans le coin, passé minuit.

8 juin 2011

La Chute !

Pablo prit son énorme trousseau de clés et le mit dans la poche avant droite de sa veste, y créant une sorte de bosse disgracieuse. Malgré des efforts soutenus, le jeune homme continuait à s’habiller comme un sac, pensant que le simple fait de porter une veste de costume noire, cintrée et vieille de dix ans, lui donnait un « petit plus », une sorte de classe irrésistible. Des chaussures plates, vertes et jaunes, un jean trop large et une chemise blanche mal repassée venaient compléter l’ensemble.

Passant la deuxième porte de l’immeuble, Pablo se mit en route vers le pub, les écouteurs de son lecteur MP3 vissés aux oreilles, la démarche guillerette… et assez gauche. En effet, le litre de bière qu’il avait descendu seul, en attendant impatiemment le coup de fil de ses amis, avait fait mouche et – bien que persuadé d’avoir la dégaine assurée d’un lion en chasse – il donnait plutôt aux passants l’impression d’un benêt ivre, zig-zagant, le visage figé dans un rictus niais.

Déjà, en ouvrant la porte du bar, il se prit les pieds dans l’horrible moquette verte de l’entrée, manquant de se briser le crâne sur une table haute. Se rattrapant tant bien que mal, il s’adossa au mur et regarda dans la direction du videur, craignant de se faire sortir, à peine arrivé. Fort heureusement, ce dernier était – comme à son habitude – trop occupé à faire la cour à une de ces petites anglaises toutes en rondeurs, qu’il affectionnait pour leur choix minimaliste en matière de jupes.

Prenant le temps de se remettre de l’incident, Pablo scruta la salle à la recherche d’Eric et José. Au bout de quelques secondes, il aperçut la tignasse blonde d’Eric et alla s’asseoir à côté de lui. Tina et Florence arrivèrent après la deuxième tournée, tandis que Sergio fit son apparition après la cinquième. Petit à petit, Pablo se retrouva seul parmi les autres, José et Eric se concentrant sur les seules femmes de la tablée, Sergio étant trop occupé à attaquer la sublime Jess, barmaid extraordinaire. Son visage s’affaissa lentement dans ses mains.

Il fut réveillé par une claque à l’arrière du crâne.

« T’endors pas, ou Moussa va te virer.

- Je dors pas, je pense, Jess.

- Ouais, bah pense pas trop quand même… »

Pablo regarda autour de lui. A travers la vitre, il vit Eric, Sergio et les filles, à l’extérieur. Ils s’apprêtaient à rentrer dans le pub suite à une petite pause cigarette. Pris par une envie pressante, Pablo tituba jusqu’aux escaliers conduisant aux toilettes. Alors qu’il posa le pied droit sur la première marche, ce dernier glissa sur une flaque huileuse, et tout son corps partit en arrière. Puis, comme une nacelle de montagne russe, le corps du jeune homme entama une descente vertigineuse, sa tête cognant contre les marches, ses mains cherchant une rampe ou un mur pour freiner la chute. Arrivé en bas, il tomba sur José qui sortait des WC. « Qu’est-ce que tu fais là, mon grand ? », demanda le portugais. Pablo passa sa main derrière la tête, fit l’inventaire de ses membres et articulations, puis dit : « Je venais te dire au revoir avant d’y aller. »

Pablo se releva et dépoussiéra ses habits de deux claques. Il posa sa main sur l’épaule de José, lui mit trois petites tapes, puis remonta les escaliers sans prendre le temps de passer par l’urinoir. Une fois en haut, il se pressa pour passer la porte du pub, sentant les yeux des clients, de ses amis, et les sourires en coin peser sur son dos. Dehors, une brise rafraîchit sa sueur. Machinalement, il prit le chemin du retour. Il fit un crochet à l’épicerie de nuit, où il acheta un paquet de saucisses à hot-dogs sous vide, qu’il dégusta froides et crues en même temps qu’il marchait. Le jus des saucisses lui coula sur les mains. Il se lécha les doigts en grimaçant, le goût salé attaquant ses papilles.

Alors qu’il s’engageait sur la quatrième avenue, il jeta l’emballage plastique de son repas de fortune dans une poubelle, en s’approchant un peu plus de chez lui, où personne ne l’attendait. Comme en dehors, d’ailleurs.

 

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8 juin 2011

La dernière cigarette

Elle me dit que c’est la dernière cigarette. Après, elle règlera sa part, se lèvera de sa chaise, mettra son manteau, et quittera le bar. Elle retournera à son lit, moi au mien. Bien entendu, je n’entends rien. Je la regarde, béat, et je me laisse bercer par cet accent qui donne à chacune de ses phrases des airs de grand huit. J’ai, de toute évidence, trop bu.

Elle me fixe ; ses yeux regardent à travers moi. Elle sourit et sort de la poche intérieure de son duffle coat une boîte rouge cerise. Lentement, elle l’ouvre en deux, puis retire une des cigarettes emprisonnées derrière un élastique noir. Elle la porte à sa bouche, puis me dit : « Donnes-moi du feu. » Je m’exécute, faisant tomber mes clés et ma carte de métro, en extirpant de ma poche droite le petit Bic que j’ai acheté ce matin. Je lui donne le briquet, puis m’affaire à récupérer mes biens. Elle rit. Et quel rire…

Le décompte est lancé. Elle inspire une première bouffée, puis me souffle la fumée au visage. « Toi, tu es amoureux ! », plaisante-t-elle. Si elle savait à quel point. J’avale une gorgée de ma bière chaude. Je l’avais un peu oubliée. Elle est maintenant amère, indigeste, et me fait grimacer. Les fossettes de Mariana se creusent, alors qu’un nouveau sourire se forme sur son visage. J’aimerais y apposer un baiser, mais je ne bouge pas. Je n’ai pas ce don de lire les signaux. Je ne sais pas quel rire est une invitation, quelle caresse est un aveu. Alors, je reprends mon verre et bois encore.

Elle avance sa main libre, puis la place dans la mienne. Elle veut jouer au jeu du pouce. Peu importe la raison, me dis-je, tant que je peux la toucher. Je la laisse gagner, une fois, deux fois. A la troisième fois, j’immobilise son pouce, et place ma seconde main sur la sienne. Comme un cocon. Je ne veux plus jamais qu’elle en sorte. Je ne veux plus jouer.

Elle écrase sa cigarette, se penche lentement vers moi, et place ses lèvres sur les miennes. Après un long moment, Mariana se retire, ressort la boite rouge cerise, et me dit : « C’est la dernière cigarette. »

8 juin 2011

La charge héroïque

Christöph et moi venions d’arriver à Richmond, après avoir pris un des derniers bus de la ligne nocturne N10. Je regardai ma montre, qui indiquait deux heures pile, mais – dans le doute – je demandai à Chris de me passer son portable. Le mien était déchargé, et les aiguilles de la Casio premier prix que j’avais acheté au Best Buy de la troisième avenue avaient tendance à se coincer. Deux heures trente-six. Le Drive-thru du McDonald’s était encore ouvert.

Nous nous dirigeâmes vers les néons jaunes et rouges du restaurant, comme des moustiques vers une ampoule. La soirée avait commencée à la sortie des cours, vers six heures, et nous n’avions pas mangé, à l’exception d’un paquet de chips au vinaigre. Persuadés qu’il fallait une voiture pour commander au Drive-thru, nous nous mîmes côte-à-côte, attaquant la pente qui menait au microphone en courant, comme une auto en fin de course. Arrivés à côté du micro, une voix nasillarde nous indiqua qu’étant à pieds, nous pouvions nous présenter directement à la cabine en plexiglass du restaurant pour passer commande. Une jeune asiatique boutonneuse nous y attendait, de toute évidence fatiguée par nos excentricités de fêtards éméchés. Aussi, quand elle lança un « Bonsoir messieurs, que puis-je faire pour vous ? » peu convaincu, je me retins de lui demander de faire un triple salto arrière et un grand écart facial. La pauvre devait sûrement être là pour payer ses études, et je ne voulais pas qu’elle crache dans mon burger. Christöph et moi prîmes tous les deux un menu quarter pounder with cheese – avec une grande frite et un grand Coca – puis nous nous installâmes sur le parking.

Arrivé à la moitié de mon cheeseburger, j’entendis une voix : « Ho les gars ! You-hou ! ». Un clochard arrivait vers nous, sur un vélo d’enfant. A environ trois mètres de nous, il freina comme le font ces motards de cross, la roue arrière dérapant subitement sur le côté. « Dites, les mecs, vous auriez pas une petite pièce ? ». Mon paquet de cigarettes était bientôt épuisé, et j’avais juste assez de liquide pour m’en acheter un nouveau au convenience store sur le chemin de la maison. Aussi, je lui offris mes frites, comme je ne les mangeais jamais. L’homme accepta, et Chris lui donna aussi les siennes. Tout en mangeant, il commença à nous parler de licornes et d’autres animaux mystiques, nous assurant qu’il en avait déjà vu roder sur le dernier tiers de la troisième avenue, juste avant le début des champs de citrouilles, là où ils étaient au calme et loin de la civilisation. Nous écoutâmes, amusés, ses pérégrinations, et lui proposâmes même une cigarette à la fin du ‘repas’. « Ho-là, p’tit gars, je fume pas de cette merde, moi… » Il sortit une petite pipe où il plaça quelques cristaux de crack, puis l’alluma à l’aide d’un briquet cylindrique bleu.

Sortant un vieux paquet de cartes de la poche de son K-Way, il proposa de nous faire un tour de magie avant de nous quitter. « Vas-y, penses à une carte, p’tit gars ! N’importe laquelle ! ». Je m’executai, et attendis la suite. Chris, fidèle à son flegme autrichien, se mit en retrait et observa. L’homme entra dans une sorte de transe et mélangea le paquet à plusieurs reprises. Au bout de quelques minutes, il tira une carte. Trois de pique. « Alors ? », me demanda-t-il. « Formidable », lui répondis-je gentiment. Le roi de trèfle, auquel j’avais pensé, ne devait pas être disponible. Il demanda à Christöph s’il voulait aussi participer, mais le grand blond répondit qu’il se faisait tard et déclina poliment. Aussi, nous nous serrâmes tous la main, puis partîmes chacun de notre côté. Chris prit la direction de l’est, tandis que je me rendis au Seven Eleven un peu plus haut, afin de m’acheter un paquet de Player’s. Enfin, j’entamai une redescente vers Westminster Highway, préférant faire un détour plutôt que de passer par Lansdowne Road, peu sûre de nuit.

Arrivé au croisement entre la troisième et Westminster, j’allumai une cigarette et ralentis le pas. Après environ deux cent mètres, j’aperçus un SUV noir aux vitres teintées arrivant à toute vitesse de l’extérieur de la ville, feux de routes allumés. Je marquai un arrêt, ébloui par les phares, puis entrepris de reprendre ma marche, quand je me rendis compte que le véhicule s’était arrêté en travers du trottoir. Les portes s’ouvrirent, vomissant cinq hommes masqués. Quatre d’entre eux étaient habillés de noir et portaient une casquette et un bandana noir, tandis que le cinquième était vêtu de blanc, à l’exception du bandana rouge qui dissimulait son nez et sa bouche. J’avais déjà entendu parler de ce genre de choses, et c’était une des raisons pour laquelle j’évitais Lansdowne passé le coucher du soleil. Il s’agissait d’une initiation, et j’allais probablement terminer les membres brisés dans une benne à ordures.

L’un des hommes en noir me pointa du doigt, et l’homme en blanc entama une course dans ma direction en descendant sur ses appuis. Dans chacune de ses mains, une petite batte télescopique prête à me frapper les genoux. Incapable de bouger, j’imaginai le bruit qu’allaient faire mes rotules au contact des deux bâtons en acier. Ils étaient trop nombreux, et motorisés. Je n’avais aucune chance. C’est une sensation de brûlure, entre l’index et le majeur de ma main droite, qui me sortit de ma torpeur. Ma cigarette s’était consumée, et me donnait un petit extra d’adrénaline pour me réveiller. Comme en mode automatique, mes jambes se mirent à reculer, puis je tournai, entamant un sprint vers le croisement de la rue. Mes poumons étaient en feu, les muscles de mes jambes semblaient être faits de pierre. Penchant mon corps légèrement en avant, je poussai sur l’avant de mes pieds, comptant sur la gravité pour accélérer ma course. Deux options se présentaient à moi : entrer dans le garage de l’immeuble directement à ma droite, ou tourner au croisement, quelques mètres plus loin. Dans le premier cas, je pouvais traverser l’immeuble par le garage et me cacher dans les buissons du jardin de l’autre côté, ou me faufiler vers mon appartement, sachant que leur voiture ne passerait pas dans les petits chemins étroits. La deuxième option était plus risquée, car je restai à découvert, à la merci d’un tir d’Air Taser.

Sentant mon hésitation, l’homme en blanc réduit la distance. Je tournai la tête et vis son bras gauche se lever. Alors que j’arrivai à l’entrée du garage, un hurlement se fit entendre. « Yeeeeeeeeeeee-ha !!!! ». Comme la troupe du général Thomas, fondant sur l’ennemi sudiste à Chattanooga, le magicien crack-head mangeur de frites surgit de la nuit sur son vélo d’enfant, percutant violement mon assaillant au niveau de la cuisse.  Un « Pop ! » sonore et sec résonna, et je vis l’homme en blanc tomber en position fœtale, prostré sur sa jambe droite. Je m’arrêtai, surpris par la tournure qu’avait prise la situation. Le crack-head avait du toucher le fémur, et il me semblait que l’homme à terre pleurait. « Reste pas là, p’tit gars », me dit le crack-head, se fendant d’un sourire plein de trous. Toujours sur son vélo, il asséna un petit coup de pied au blessé, puis repartit dans la direction des hommes en noir. « Hou-hou, les pédés !!! Attrapez-moi si vous pouvez !!! » A quelques mètres d’eux, il descendit du trottoir, coupa en plein milieu de la route, s’engageant vers la sortie de la ville, puis pris un virage à droite, vers le sud. Vers les champs de citrouilles et les licornes. Deux hommes rentrèrent dans le SUV, tandis que les deux autres se mirent à courir vers moi. Je coupai immédiatement par le garage, et me cachai derrière un buisson. Entre les feuilles, je vis les deux hommes relever leur blessé, puis le charger dans la voiture qui s’était avancée à leur niveau. Enfin, le SUV fit demi-tour et partit à la poursuite du crack-head.

Je ne saurais dire combien de temps je restai derrière le buisson. Les aiguilles de ma Casio étaient encore bloquées à deux heures. Je me relevai, les jambes comme du coton, puis repartis vers mon appartement, les yeux grands ouverts, m’immobilisant à chaque bruit suspect. A la sortie d’un chemin, je glissai sur une crotte de chien et manquai de tomber. C’est seulement là que je me mis à pleurer.

Une fois arrivé à l’appartement, je verrouillai ma porte, fermai les rideaux et pris mon téléphone fixe. J’appelai d’abord Chris, pour lui demander s’il était bien rentré. Bien que les hommes en noir avaient pris la direction du sud, rien ne les auraient empêché de repartir à l’est et de tomber sur lui. Percevant l’anxiété dans ma voix, il me demanda si tout allait bien. Je lui dis que je lui raconterais ce qui m’était arrivé dès le lendemain et raccrochai un peu brusquement. Ensuite, je composai le 911. La femme au bout du fil me demanda si j’avais besoin d’une assistance urgente, et je lui sortis mon histoire en bloc. Un silence se fit, puis elle m’informa qu’elle envoyait trois agents à mon domicile.

Un peu avant quatre heures, la sonnerie de mon interphone retentit. J’en étais déjà à plus de la moitié de mon paquet de Player’s. J’écrasai ma cigarette, puis descendis, passant furtivement la tête dans l’entrebâillement de la porte des escaliers pour vérifier qu’il s’agissait bien de policiers et non de nouveaux hommes en noir. Il y avait deux hommes et une femme, revêtus d’épais gilets pare-balles. La discussion fut peu constructive. La femme nota ma déposition sur un petit carnet, tandis qu’un des deux hommes, grand et brun, s’amusait à remettre ma parole en cause.

« Il n’y a pas de bus de Vancouver à Richmond à cette heure-ci.

- Si, le N10 passe jusqu’à deux heures et demie, monsieur l’agent.

- Qu’est-ce que vous faisiez dehors aussi tard ?

- Je rentrais de soirée.

- Vous avez quel âge ?

- Vingt ans.

- Vous pouvez me remontrer vos papiers d’identitié ? »

Sa collègue l’arrêta là. « Stu, ça va pas ou quoi ? » Il se tourna vers elle, la fixa, et me dit – sans me regarder – qu’ils allaient patrouiller un peu, voir s’ils retrouvaient une trace de la voiture noire. Je les quittai sans leur dire au revoir.

Deux semaines passèrent, et avec elles une douzaine de nuits blanches. Les paquets vide de Player’s s’accumulaient dans ma poubelle et à côté de mon lit. Un midi, alors que je n’avais pas cours, je partis chercher à manger chez les indiens du corner store de la troisième. Sur le chemin, je passai devant une ruelle, sur la partie sud de Westminster. Il y avait une benne à ordure rouillée, et, devant elle, un vélo d’enfant bleu dont la roue avant était tordue. J’entrai dans la ruelle et sortis un mouchoir usagé de ma poche puis soulevai le lourd couvercle de la benne. Rien. Dans les semaines qui suivirent, je feuilletai chaque jour le Metro pour trouver une trace du crack-head, sans résultat.

Quelques mois plus tard, j’avais quitté Richmond pour le quartier de Mount Pleasant à Vancouver. Alors que je m’apprêtai à entrer dans un Seven Eleven pour acheter un café et des Player’s, j’entendis un homme crier « Hé-ho, les filles ! You-hou ! Dites, vous auriez pas une petite pièce ? ». Je souris. Les héros ne meurent jamais.

8 juin 2011

La cage

La sonnette résonne dans toute la maison. Il arrive, comme à son habitude, à l’heure qu’il veut. Sandra quitte la chambre et se dirige vers la porte, en silence. C’est le jour du « client ». Elle déverrouille les deux loquets, enlève la chaîne, prend son temps. La boule au ventre, elle pose une main sur la poignée. Cette dernière, rouillée par les quinze années de vie que Sandra a passées dans la vieille bicoque qui lui sert de foyer, refuse de tourner. Elle semble lui dire : « Vas-t-en, je le retiens ! »

Derrière la porte, le client s’impatiente. « Sandra, qu’est-ce que tu fous ? », râle-t-il. La poignée cède enfin. La lumière des lampadaires place l’homme en plein contrejour, le transformant en une ombre vivante, menaçante. Les yeux plissés, Sandra recule, s’écarte de l’entrée, et observe la silhouette qui s’avance lourdement vers le salon. Dans son trench coat et son costume deux pièces, il ressemble à une version boudinée d’Humphrey Bogart, avec son front plat, ses lèvres épaisses et son regard noir. « Salut, ma belle ». Elle lui demande s’il veut boire quelque chose. Un chicken club, peut-être ? Il sourit, dévoilant des dents jaunes de cigarette. « Tu me connais si bien… »

Sandra part vers la cuisine et s’empare d’un verre tall rocks, puis prend – à l’aide d’une pince – deux glaçons du bac posé sur la vieille desserte rouge à fleurs, et les place dans le verre. Elle sort une bouteille de vodka à moitié remplie du congélateur, une nouvelle bouteille de jus d’airelles du garde-manger, puis verse les deux liquides dans le tall rocks. Lorsqu’elle revient dans le salon, le client a pris place dans le sofa en velours marron. Sa veste et son pardessus sont méticuleusement posés sur le dossier d’une chaise. Sandra place le chicken club devant lui, sur la table basse. Il sent la sueur, et des auréoles jaunâtres se dessinent sous ses aisselles. Elle devra laver cette chemise.

Le client boit lentement. Il joue avec les nerfs de Sandra. Il allonge les minutes qui les séparent de la chambre ; il est le maître de la peur. Sandra s’assied sur la chaise la plus proche du canapé et porte sa main droite à sa bouche. Elle commence à mordiller l’ongle de son auriculaire. Sa main gauche, vissée sur son genou, empêche sa jambe de trembler. Pour l’occasion, elle a mis sa robe de soie rose, celle que Walter aimait tant. Ils l’avaient achetée dans une friperie sur Main et la 15ème, un jour d’août, alors qu’ils étaient descendus à Vancouver pour la journée. Elle se souvient du cheesecake qu’il lui avait offert au Tree’s Coffee, à l’angle de Grandville et Robson, peu après leur descente du ferry. Ils avaient marché jusqu’à Broadway et s’étaient dirigés vers l’est pour rejoindre Main et ce vieux restaurant chinois, où Walter avait fait sa demande en mariage quelques années plus tôt. Aujourd’hui, cette journée semble loin. La robe rose, déjà vieille à l’époque, est maintenant boulochée et pleine de trous.

L’homme repose enfin son verre vide et fixe Sandra. « Te ronges pas les ongles. Je te l’ai déjà dit. » Sandra quitte Vancouver, Main et la friperie pour revenir dans la réalité. Le client se décale, puis tape de sa main gauche sur l’espace vide qu’il a laissé sur le canapé. Sandra se lève et s’assied à côté de lui. Il lui caresse le dos, monte sa main dans sa nuque, la passe dans ses cheveux blonds grisonnants, joue avec leurs boucles. Sandra attend. On ne simule pas la tendresse, se dit-elle. En effet, la main du client quitte très vite les cheveux de Sandra, passe sur son épaule, descend vers son sein, se place sur son entrejambe. Les yeux bleus-gris de Sandra rougissent. Le calvaire commence.

Mécaniquement, elle se met à genoux, puis enlève la ceinture de l’homme. Elle n’est plus une femme. Elle est une poupée, une machine. Elle déboutonne son pantalon et le tire délicatement vers le bas. Puis elle fait de même avec son caleçon. Il est déjà presque en érection. « Qu’est-ce que t’attends ? », chuchote-t-il, « Tu la veux, non ? ». Sandra le prend en bouche et entame un lent va-et-vient. Au bout de quelques minutes, le client lui attrape les cheveux et pousse violemment la tête de Sandra vers le bas. Elle étouffe. Il la relève d’un coup sec, à peine le temps pour elle de respirer, puis la replonge dans son entrejambe. Elle a envie de vomir, mais tente de se retenir. « Tu n’es pas là », pense-t-elle, « tu es à Vancouver. » Elle repense à Walter, à sa proposition. Il n’avait pas le sou, mais lui promettait qu’un jour il la sortirait de North Vancouver, de l’ennui. Il lui promettait qu’il deviendrait quelqu’un. C’est lui qui l’avait amenée ici et lui avait donné la liberté de ne rien faire de ses journées.

Le client relève Sandra, puis se lève à son tour. Il secoue ses jambes, comme pour danser un twist, pour se débarrasser de son pantalon et de son caleçon restés à ses chevilles. Sandra réprime un rire. Il a entendu. « Qu’est-ce qui te fait marrer, connasse ? » Elle lui répond que rien, qu’elle avait juste une petite quinte de toux. « Une quinte de toux, hein ? » Il s’approche de Sandra puis, lui enlève doucement sa robe, par le haut, en faisant coulisser les bretelles sur ses épaules. La robe tombe sur le sol, tandis que Sandra se retrouve nue. Il avance son visage, piétinant au passage la robe, et embrasse le front de la belle. Il joue. Il reprend le contrôle. Sa main droite vient soudainement frapper la joue de Sandra. La gauche s’empare de la tignasse blonde et la tire vers la chambre. « Viens par-là, salope, je vais t’apprendre à te foutre de moi ! » Le plancher hurle sous ses pas.

Il balance Sandra sur le lit comme un sac de sable, puis lui ordonne de se mettre à quatre pattes. Elle s’exécute, contente qu’il ne voie pas son visage pendant qu’il fait son affaire. La dernière fois, il l’avait battue, hurlant que la voir pleurer nuisait à son plaisir. Elle l’entend qui déboutonne sa chemise en marmonnant d’autres insultes. A quatre pattes, comme un animal, son frêle corps tremblant de toutes parts, Sandra ne peut s’empêcher d’avoir honte. Honte d’avoir accepté. Dans sa tête, elle retourne à Vancouver, au Stanley Park. Elle repense à Walter, se faisant passer pour Zorro en chassant un raton-laveur qui les approchait de trop prêt. Elle se souvient avoir ri. Une douleur atroce la ramène au moment présent. Aujourd’hui, le client a décidé de monter d’un cran. Il pousse, force le passage. « Donne-moi ton cul, sale pute ! » Sandra cède. Il rit. « Ah, voilà… c’est mieux là… »

Il frappe les fesses de Sandra, lui demande si elle aime. « Oui », chuchote-t-elle. Un poing s’abat sur son épaule. « Plus fort, salope ! T’aimes ça ?! » Le bras droit de Sandra plie sous le choc. Elle se relève. Un nouveau coup de poing tombe. « Oh, je t’entends pas ! ». Sandra prend sa respiration, puis hurle « Oui ! Oui, j’aime ça ». Deux ruisseaux se forment sur ses joues. Pourvu qu’il ne voie pas son visage. Elle s’essuie furtivement, tandis qu’il vient passer son doigt, comme un crochet à l’intérieur de sa bouche. Il tire comme un fou. Elle se demande où Walter est parti. Pourquoi il est parti. Elle se demande si quelqu’un la ramènera au Stanley Park.

Le client lâche un râle de porc. Il a fini. Il se retire, tandis que Sandra s’écroule sur le ventre et tourne la tête vers la fenêtre. Il se met à ricaner, d’un ton plus doux, puis lui caresse les fesses et quitte la pièce. Dans son dos, elle entend le robinet de la salle de bain couler. Puis le robinet se coupe et l’homme refait son apparition. Tout doucement, il s’approche de Sandra, s’allonge derrière elle, et lui murmure à l’oreille : « Je t’aime, ma belle. »

Dans un souffle, elle lui répond « Moi aussi, Walter ».  

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