Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les nouvelles de Kid Watts
Archives
Publicité
Derniers commentaires
8 juin 2011

La cage

La sonnette résonne dans toute la maison. Il arrive, comme à son habitude, à l’heure qu’il veut. Sandra quitte la chambre et se dirige vers la porte, en silence. C’est le jour du « client ». Elle déverrouille les deux loquets, enlève la chaîne, prend son temps. La boule au ventre, elle pose une main sur la poignée. Cette dernière, rouillée par les quinze années de vie que Sandra a passées dans la vieille bicoque qui lui sert de foyer, refuse de tourner. Elle semble lui dire : « Vas-t-en, je le retiens ! »

Derrière la porte, le client s’impatiente. « Sandra, qu’est-ce que tu fous ? », râle-t-il. La poignée cède enfin. La lumière des lampadaires place l’homme en plein contrejour, le transformant en une ombre vivante, menaçante. Les yeux plissés, Sandra recule, s’écarte de l’entrée, et observe la silhouette qui s’avance lourdement vers le salon. Dans son trench coat et son costume deux pièces, il ressemble à une version boudinée d’Humphrey Bogart, avec son front plat, ses lèvres épaisses et son regard noir. « Salut, ma belle ». Elle lui demande s’il veut boire quelque chose. Un chicken club, peut-être ? Il sourit, dévoilant des dents jaunes de cigarette. « Tu me connais si bien… »

Sandra part vers la cuisine et s’empare d’un verre tall rocks, puis prend – à l’aide d’une pince – deux glaçons du bac posé sur la vieille desserte rouge à fleurs, et les place dans le verre. Elle sort une bouteille de vodka à moitié remplie du congélateur, une nouvelle bouteille de jus d’airelles du garde-manger, puis verse les deux liquides dans le tall rocks. Lorsqu’elle revient dans le salon, le client a pris place dans le sofa en velours marron. Sa veste et son pardessus sont méticuleusement posés sur le dossier d’une chaise. Sandra place le chicken club devant lui, sur la table basse. Il sent la sueur, et des auréoles jaunâtres se dessinent sous ses aisselles. Elle devra laver cette chemise.

Le client boit lentement. Il joue avec les nerfs de Sandra. Il allonge les minutes qui les séparent de la chambre ; il est le maître de la peur. Sandra s’assied sur la chaise la plus proche du canapé et porte sa main droite à sa bouche. Elle commence à mordiller l’ongle de son auriculaire. Sa main gauche, vissée sur son genou, empêche sa jambe de trembler. Pour l’occasion, elle a mis sa robe de soie rose, celle que Walter aimait tant. Ils l’avaient achetée dans une friperie sur Main et la 15ème, un jour d’août, alors qu’ils étaient descendus à Vancouver pour la journée. Elle se souvient du cheesecake qu’il lui avait offert au Tree’s Coffee, à l’angle de Grandville et Robson, peu après leur descente du ferry. Ils avaient marché jusqu’à Broadway et s’étaient dirigés vers l’est pour rejoindre Main et ce vieux restaurant chinois, où Walter avait fait sa demande en mariage quelques années plus tôt. Aujourd’hui, cette journée semble loin. La robe rose, déjà vieille à l’époque, est maintenant boulochée et pleine de trous.

L’homme repose enfin son verre vide et fixe Sandra. « Te ronges pas les ongles. Je te l’ai déjà dit. » Sandra quitte Vancouver, Main et la friperie pour revenir dans la réalité. Le client se décale, puis tape de sa main gauche sur l’espace vide qu’il a laissé sur le canapé. Sandra se lève et s’assied à côté de lui. Il lui caresse le dos, monte sa main dans sa nuque, la passe dans ses cheveux blonds grisonnants, joue avec leurs boucles. Sandra attend. On ne simule pas la tendresse, se dit-elle. En effet, la main du client quitte très vite les cheveux de Sandra, passe sur son épaule, descend vers son sein, se place sur son entrejambe. Les yeux bleus-gris de Sandra rougissent. Le calvaire commence.

Mécaniquement, elle se met à genoux, puis enlève la ceinture de l’homme. Elle n’est plus une femme. Elle est une poupée, une machine. Elle déboutonne son pantalon et le tire délicatement vers le bas. Puis elle fait de même avec son caleçon. Il est déjà presque en érection. « Qu’est-ce que t’attends ? », chuchote-t-il, « Tu la veux, non ? ». Sandra le prend en bouche et entame un lent va-et-vient. Au bout de quelques minutes, le client lui attrape les cheveux et pousse violemment la tête de Sandra vers le bas. Elle étouffe. Il la relève d’un coup sec, à peine le temps pour elle de respirer, puis la replonge dans son entrejambe. Elle a envie de vomir, mais tente de se retenir. « Tu n’es pas là », pense-t-elle, « tu es à Vancouver. » Elle repense à Walter, à sa proposition. Il n’avait pas le sou, mais lui promettait qu’un jour il la sortirait de North Vancouver, de l’ennui. Il lui promettait qu’il deviendrait quelqu’un. C’est lui qui l’avait amenée ici et lui avait donné la liberté de ne rien faire de ses journées.

Le client relève Sandra, puis se lève à son tour. Il secoue ses jambes, comme pour danser un twist, pour se débarrasser de son pantalon et de son caleçon restés à ses chevilles. Sandra réprime un rire. Il a entendu. « Qu’est-ce qui te fait marrer, connasse ? » Elle lui répond que rien, qu’elle avait juste une petite quinte de toux. « Une quinte de toux, hein ? » Il s’approche de Sandra puis, lui enlève doucement sa robe, par le haut, en faisant coulisser les bretelles sur ses épaules. La robe tombe sur le sol, tandis que Sandra se retrouve nue. Il avance son visage, piétinant au passage la robe, et embrasse le front de la belle. Il joue. Il reprend le contrôle. Sa main droite vient soudainement frapper la joue de Sandra. La gauche s’empare de la tignasse blonde et la tire vers la chambre. « Viens par-là, salope, je vais t’apprendre à te foutre de moi ! » Le plancher hurle sous ses pas.

Il balance Sandra sur le lit comme un sac de sable, puis lui ordonne de se mettre à quatre pattes. Elle s’exécute, contente qu’il ne voie pas son visage pendant qu’il fait son affaire. La dernière fois, il l’avait battue, hurlant que la voir pleurer nuisait à son plaisir. Elle l’entend qui déboutonne sa chemise en marmonnant d’autres insultes. A quatre pattes, comme un animal, son frêle corps tremblant de toutes parts, Sandra ne peut s’empêcher d’avoir honte. Honte d’avoir accepté. Dans sa tête, elle retourne à Vancouver, au Stanley Park. Elle repense à Walter, se faisant passer pour Zorro en chassant un raton-laveur qui les approchait de trop prêt. Elle se souvient avoir ri. Une douleur atroce la ramène au moment présent. Aujourd’hui, le client a décidé de monter d’un cran. Il pousse, force le passage. « Donne-moi ton cul, sale pute ! » Sandra cède. Il rit. « Ah, voilà… c’est mieux là… »

Il frappe les fesses de Sandra, lui demande si elle aime. « Oui », chuchote-t-elle. Un poing s’abat sur son épaule. « Plus fort, salope ! T’aimes ça ?! » Le bras droit de Sandra plie sous le choc. Elle se relève. Un nouveau coup de poing tombe. « Oh, je t’entends pas ! ». Sandra prend sa respiration, puis hurle « Oui ! Oui, j’aime ça ». Deux ruisseaux se forment sur ses joues. Pourvu qu’il ne voie pas son visage. Elle s’essuie furtivement, tandis qu’il vient passer son doigt, comme un crochet à l’intérieur de sa bouche. Il tire comme un fou. Elle se demande où Walter est parti. Pourquoi il est parti. Elle se demande si quelqu’un la ramènera au Stanley Park.

Le client lâche un râle de porc. Il a fini. Il se retire, tandis que Sandra s’écroule sur le ventre et tourne la tête vers la fenêtre. Il se met à ricaner, d’un ton plus doux, puis lui caresse les fesses et quitte la pièce. Dans son dos, elle entend le robinet de la salle de bain couler. Puis le robinet se coupe et l’homme refait son apparition. Tout doucement, il s’approche de Sandra, s’allonge derrière elle, et lui murmure à l’oreille : « Je t’aime, ma belle. »

Dans un souffle, elle lui répond « Moi aussi, Walter ».  

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité