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Les nouvelles de Kid Watts
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10 juin 2011

Le Papillon

Lentement, Clarice se sortit des couvertures et se leva. Dans la pénombre, elle chercha sa lampe de chevet. Sa main sonda la table ; elle fit tomber le vieux réveil que sa grand-mère lui avait donné. Les doigts de Clarice caressèrent le bois poussiéreux jusqu’à qu’elle sente la texture tiède et lisse du plastique de l’interrupteur. Clic. La pièce reprit forme.

Clarice redressa le réveil. Il indiquait trois heures du matin. Elle se frotta les yeux. Dans un coin de la chambre se trouvait le sac qu’elle avait paqueté avec Matthieu la veille. Son regard se porta vers la fenêtre. La lune était rousse. Elle sortit la lampe de poche du tiroir de la table de chevet, ouvrit la porte et s’avança lentement dans le couloir, sur la pointe des pieds. Le parquet grinçait. La jeune fille emprunta les escaliers et descendit vers le salon. Une fois en bas, elle alluma la lampe et balada le halo sur la grande bibliothèque. Elle s’arrêta sur l’étage des photos. Dans un premier cadre, ses parents, quinze, vingt ans plus jeunes, s’embrassaient. Dans un autre, sa sœur Eléonore posait avec son fiancé. Elle était si belle. Clarice s’approcha de la photo et sourit. Voilà ce qu’elle avait failli devenir. Elle se rendit dans la cuisine, où elle remplit la bouilloire d’eau, et la théière de tisane au roïbo. Elle aimait son goût vanillé. Une fois l’eau chauffée, Clarice la versa dans la théière et se servit une tasse. En attendant que la tisane refroidisse, elle passa la cuisine en revue : les vieilles casseroles en cuivre, les carreaux à motifs, le cendrier de son père… Elle souffla sur la tasse et but une première gorgée qui lui brûla la langue.

Le grand départ approchait. Matthieu avait tout organisé. Il avait fait réviser le vieux van Volkswagen orange et blanc de ses parents, celui dans lequel il avait été conçu. Son père était fier de le lui léguer. Clarice se souvint que, sur le ton de la blague, Roger leur avait dit que le tacot accroissait la fertilité. Matthieu avait ri de bon cœur. Elle, en revanche, avait ri jaune. Clarice ne voulait pas d’enfant. Matthieu pensait qu’il ne s’agissait que d’une phase. Comme si les femmes devaient toutes répondre au lourd tic-tac de l’horloge biologique.

Clarice termina sa tisane, se versa une deuxième tasse, et vida le reste de la théière dans l’évier en granit orange. Elle repassa par le salon, où elle marqua une dernière pause devant les photos de sa jumelle et son futur mari, puis remonta les escaliers. Elle fit un détour par l’ancienne chambre d’Eléonore. Ses parents y avaient installé un tapis de course et une machine de musculation que personne n’utilisait. De retour dans sa chambre, Clarice ouvrit le sac de voyage et en sortit sa jupe noire et sa jolie chemise en toile bleue, celle que Matthieu lui avait offert pour son anniversaire. Elle but une nouvelle gorgée de tisane, posa la tasse sur son bureau et prit une petite culotte et un soutien-gorge, puis se rendit en silence à la salle de bain.

Une fois la porte fermée et verrouillée, Clarice fit couler le robinet et passa un gant de toilette sous l’eau tiède. Elle frotta un pain de savon contre la surface rugueuse du gant, puis se lava le visage. Elle se rinça, se sécha, puis perça un bouton qui avait blanchi quelques centimètres en dessous de sa lèvre. Une fois qu’elle se fut habillée et qu’elle eût brossé ses dents, Clarice se saisit du flacon de khôl de sa mère et se maquilla les yeux. Quand elle eut terminé de se noircir les paupières, elle s’amusa à faire des points sur ses pattes d’oies. Enfin, elle coiffa ses boucles auburn en queue de cheval et retourna dans sa chambre, où elle plaça une chaise en plein milieu de la pièce, en dessous du ventilateur.

Il était six heures et demie quand Gérard se leva. Il descendit à la cuisine. Il ouvrit le placard à gauche de la hotte et en sortit la cafetière italienne. Il prit une cuillère en plastique, ouvrit le bocal de café – à côté de celui de la cannelle – y plongea la cuillère et en préleva un petit tas de poudre marron qu’il plaça dans l’étage supérieur de la cafetière. Au moment de remplir le réservoir d’eau, il se rendit compte que quelqu’un avait sorti la théière. Il se demanda si Jacqueline s’était levée et avait fait une nouvelle crise d’insomnie. Enfin, il alluma la plaque de la cuisinière à l’aide d’une longue allumette, y posa la cafetière, et en profita pour allumer une cigarette.

Alors que Gérard sirotait une deuxième tasse de café en lisant le France Football du mardi, la sonnette se fit entendre. Il se leva et se dirigea vers la porte. Avant d’ouvrir, il marqua un temps, se demandant si Jacqueline approuverait qu’il accueille un visiteur en pyjama, puis ouvrit. Matthieu lui fit un grand sourire et lui serra la main.

« Clarice est réveillée ?

-   A cette heure, sûrement pas. Tu veux un café ?

-   Avec plaisir. Il faut pas qu’on tarde trop, par contre. Si on veut être à Berlin en début de soirée, on doit partir tôt. Je lui avais demandé de mettre son réveil à cinq heures.

-   Tu iras la réveiller quand tu auras fini ta tasse.

-   Pas de souci, chef ! »

Les deux hommes partagèrent leur café en silence. Quand il eut terminé, Matthieu fit un signe de la main à Gérard et prit le chemin de la chambre de Clarice.

Quelques secondes plus tard, Gérard lisait le journal des transferts quand il entendit un cri au premier étage. Son gendre hurlait. Gérard quitta le café, le foot, et avala les mètres qui le séparaient de la chambre de sa fille. Arrivé dans l’entrebâillement de la porte, il vit son gendre, au milieu de la pièce, en train de porter sa fille par les jambes. Jacqueline arriva à la hâte, derrière lui, quelques secondes plus tard, les cheveux mouillés par la douche, le corps enroulé dans une serviette vert pomme. Elle se laissa tomber sur les genoux, les deux mains sur la bouche. Du ventilateur de la chambre de Clarice pendait une corde. Du bout de la corde pendait Clarice. Sur la fenêtre embuée par la rosée du matin, d’où, quelques heures plus tôt, la jeune fille observait la lune, on pouvait voir un papillon dessiné. Un peu plus bas, les mots « Au revoir ». 

 

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